La 17ème Heure

Cet été, à l’heure où le soleil déclinera, il me faudra songer à nos retrouvailles. Je me laverai le visage et mettrai du sel et de l’eau tiède dans ma poire pour mon lavement de nez. Je brosserai mon orthèse d’avancée mandibulaire et prendrai mon cachet du soir, avant d’insérer le bout de plastique dans ma bouche. Je me rincerai les pieds et peut-être que j’enlèverai l’orthèse pour cracher un peu de salive. J’irai m’allonger sur le matelas du supplicié, prêt à rejoindre cet autre lieu, qu’on appelle le monde des rêves, celui dont on décrète qu’il n’existe pas vraiment.

Je lirai quelques lignes et me laisserai glisser vers toi. J’ai compris il y a longtemps qu’il est inutile de te résister. Je fermerai les yeux, je cèderai au sommeil, tel le condamné qui ne nourrit plus aucun espoir.

Là où je me rends, nous sommes chez toi. A peine endormi, rien n’existe plus de l’autre monde : les draps ou l’oreiller, l’araignée au plafond, le pet machinal du relâchement des sphincters en début de nuit. Il n’y a de place que pour toi et moi.

Je veux marcher sur le sable et je n’avance, pourtant, ni ne recule. Tes serres bientôt m’agripperont. Oiseau de malheur. Elles sortiront de la terre nourricière qui m’a enfanté, pour me ramener une fois de plus à elle. Dans la vie du soleil éveillé, celle qu’on dit réelle, je suis un homme libre. Dans celle-ci des heures sombres, je suis à toi pour toujours.

On dit que les affres de la nuit ne comptent pas. Que seul le jour compte. Pour les autres, j’en conviens, la nuit se termine le matin. Qui reconnaîtra que pour moi, le jour n’est qu’une longue agonie vers la nuit tombée. Je dis que la nuit règne sur tout, quand ON dit qu’elle n’est qu’un machin qui se termine.

Alors pourquoi me semble-t-il qu’ON dit n’importe quoi ?

Une nuit, c’est peut-être 7 heures. Plus d’une demi-journée de vraie vie, comme on dit. On se rend au bureau, on s’y ennuie ; les plus chanceux assument une vie éveillée oisive, au bras d’un amant ou assis sur les banquettes de cafés avec des amis. 7 heures de jour, c’est un monde.

7 heures, c’est aussi le temps qui s’écoule tous les jours, sans exception, de la 17eme à la 24eme heure. Et moi, je passe tout ce temps avec toi. Quel employé, quel ami, quel amant, quel fils passe autant de temps à être tout cela ?

7 heures, toutes les nuits, avec toi, cela ne fait-il pas de nous les êtres les plus proches qui soient ?

Et je le soutiens, et je le jure : la vie se passe la nuit. Sinon, je ne penserais pas à toi dès la 15eme ou la 16eme heure de ma journée, je ne verrais pas tes doigts biscornus sortir de terre une fois de plus pour enserrer mes chevilles. Si ma vie n’était pas la nuit, je ne penserais pas encore à toi jusqu’à la 1ere et la 2eme heure du jour qui suit, au moment où je ritualise mon besoin compulsif de me débarrasser de tout ce qui peut me rappeler ta présence.

 Tu prends mes nuits, tu empiètes sur mes jours. Même quand je te force à partir par un réveil matinal, tu restes en moi, je sens la peau qui me brûle, le cerveau qui me torture de ta compagnie à peine passée. Et ni quelques salutations au soleil, ni le savon sous la douche ne t’arrachent à moi.

Le journées passent trop vite. Je fais des choses, comme tout le monde. C’est un temps qui m’est imparti, où je me berce de l’illusion d’être mon propre maître.

Et puis ensuite, dans mon lit, dans un hôtel, sur le canapé d’un ami, dans un autocar, je viens à toi en rêve et tu m’attrapes, je ne fais rien, je n’y peux rien. Dans la vraie vie, on peut dire non, dans mes cauchemars, tu reprends tes droits, tes petits bras puissants, ton torse râblé me happent, ton regard noir plonge dans le mien et tu souris de tes grandes dents blanches, des pelles pour creuser dans ma chair, sans relâche, jusqu’à trouver le trésor de ta victoire, laissant derrière ton acharnement carnassier, les stigmates de celle qui fut, fugace : la nuit dont on dit qu’elle ne compte pas et à laquelle je me prépare pourtant 17 heures durant, chaque jour.

Me voilà debout, il est 6 heures. Je vais sortir humer l’air de la vraie vie, demander au soleil s’il est bien réveillé. Et puisqu’ici on peut sentir la texture et le goût des choses, je vais boire un Earl Grey, éprouver l’huile de bergamote sous ma langue, me laisser réchauffer par le tangible breuvage.

J’ai encore un peu de temps devant moi avant la 17eme heure.

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