Il mio padre, John Fante (1909-1983)

J’ai fait la rencontre fugace de Charles en 2008, à Bangkok, où je vivais depuis plusieurs mois. Au moment de lui serrer la main, j’ai jaugé le grand échalas chauve, mal dans son froc trop court, mal dans ses baskets à la mode de deux ou trois ans plus tôt.

A la fin de la soirée, du côté de Kao San Road, où je répugnais à me rendre car trop touristique, il m’a dit: « Eh! T’as pas été pion, toi? ». « Non », j’ai dit. « Tu marches comme un pion, avec tes mains jointes derrière le dos. On dirait que tu vas me demander mon carnet de correspondance et me foutre un averto ». J’ai été tenté de le coucher, là. Une seule beigne bien placée dans la tronche. J’ai évalué la distance que j’aurais à sauter pour l’atteindre en plein visage, avant de jeter un œil à ma bière glacée et de renoncer. Il l’a vu. J’ignore comment, mais il l’a vu. Et il m’a dit: « Avant de partir, je te donnerai un livre. C’est pour toi. Tu dois le lire. C’est tout toi. ».

Ce fils de pute avait la prétention de me connaître, certain de lire en moi comme dans un livre ouvert. Il était parisien et sortait d’hypokhâgne. J’ai à nouveau évalué la distance. Un saut et un direct. Nez pété. J’ai regardé ma bière à moitié pleine. J’ai encore renoncé et rejoint la tête de notre petit groupe qui flânait. Quelques jours plus tard Charles est rentré en France.

Et puis un jour, ma copine P. est passée à la maison, avec son gros sac à dos Quechua, maison mobile qu’elle trimballait partout sur son dos. Entre deux gorgées de Singha, elle a sorti un bouquin et me l’a tendu. Il était écrit, Demande à La Poussière, de John Fante. « Tiens, elle a dit, Charles m’a filé ça pour toi ». Ce livre, je l’ai balancé dans un coin, je l’ai raturé, noté des trucs sur la couverture arrachée. 10 ans plus tard, un beau jour de juin, je l’ai lu. D’une traite. Il a changé ma vie pour toujours. Alors, à la tienne, sublime salopard, à toi qui m’as autorisé à écrire, à toi Bandini, grâce à qui J’ABOIE.