Hubert Selby Jr (1928-2004)
J’ai toujours voulu être un bon garçon pour mes parents. Je les aimais tendrement tous les deux. Je n’ai jamais su comment faire. Comme Hubert Selby JR, des pensées horribles me tourmentaient, rangées dans la petite bibliothèque des horreurs de ma tête et j’ignorais comment les évacuer. Ce fut donc la colère qui domina presque tous les jours de mon enfance. J’étais sur le fil et dans les moments les plus sombres, il me semblait que je pouvais être un Démon.
Ma mère était si belle. Elle se trouvait petite : « un mètre zingantesingue », elle disait tout le temps. Consciente de son accent, elle en riait. Elle était psychiatre, c’est-à-dire un médecin qui traquait du gros gibier, les pervers, les états-limites et les faux-self. Vous voyez. Ses cheveux étaient noirs comme ceux d’aucune maman de l’école. Elle avait un long nez avec une bosse aux deux-tiers et de grandes dents blanches avec lesquelles elle croquait dans le morceau de gruyère entier, devant le frigo ouvert. Quand je la surprenais, elle riait comme une écolière et j’avais la sensation que mon cœur était comme une valise de vacances trop petite pour y accueillir autant de sentiments. Je ressentais pour elle la plus grande dévotion, tant pour son règne, que pour sa puissance et sa gloire et ce, pour les siècles des siècles.
Mon père, lui, était inconstant. Grand cador estival, il devenait un autre dès que la voiture dépassait La Jonquera. Il revêtait alors le slip de bain du plus grand chasseur de lézards du lotissement de l’avia, ma grand-mère et je ne lâchais pas sa main un instant, tandis que nous arpentions les rues à la recherche de sauriens en plein bain de soleil. L’hiver, il remettait remisait son slip de bain et allait travailler avec sa robe de juge. C’était un autre, un type normal sans seau en plastique, où mettre les lézards de nos aventures déjà lointaines.
Quel couple, tes parents !, disait Catherine P ., la femme du notaire et prof de cathé. J’étais bien d’accord et je voulais être comme eux plus tard. Au moins, apporter ma petite pierre à l’édifice. Maman reconnaîtrait les méchants pervers, je les attraperais et les livrerais à Papa, qui les mettrait en prison. Pour m’entraîner, j’allais prendre la seringue que j’avais volée à ma mère et j’allongeais Gros Pépère sur mon tapis Tintin. Je mettais un fond d’eau dans le bidet de ma chambre et j’aspirais tout ce que je pouvais. Ensuite, je rentrais l’aiguille dans l’œil de Gros Pépère et j’injectais le produit mortel. J’observais ensuite le venin sortir par un autre trou de ses yeux, on aurait dit qu’il chialait. Ensuite, j’allais me coucher et je me sentais mal. Gros Pépère n’avait pas vraiment mérité son châtiment.
Ma mère savait reconnaître les pervers comme personne, certainement parce que sa sœur en était une, celle qu’on ne voyait plus. Elle m’avait transmis son savoir comme une sorcière, aussi je savais qu’un feu rouge brûlé ne pouvait que déceler une personnalité troublé, sans doute un état limite réfractaire aux règles, qu’un piéton qui jetait son papier de Snickers au sol était un pervers, désireux de voir un poubelleux ramasser ses déchets. Elle se plaignait d’une recrudescence terrible dans son bureau.
Le soir, à table, je demandais à mon père ce qu’il fallait faire pour avoir le permis de tuer de James Bond, la licence to kill. C’est qu’un film, disait mon père. M’étonnerait, je disais, que les agents secrets ne tuent pas les méchants, surtout si c’est James Bond.
Après le dîner, je remontais pendant qu’ils regardaient la météo et, je jouais au Capitaine Crochet avec mes bonshommes, de vieux Chevaliers du Zodiac et des GI Joe qui avaient fait la guerre du Vietnam. J’attachais l’extrémité d’un lacet à leur cou et l’autre extrémité à la rambarde de mon lit superposé. En bas, il n’y avait pas de lit, c’était un petit bureau pour faire mes devoirs et me cacher.
Les condamnés tenaient debout sur la planche de bois et je prononçais la sentence, fruit des délibérations de mon esprit de fils de juge : « vous allez tous périr dans d’atroces souffrances car vous êtres mes ed’mis. Adieu pervers narcissiques, fils d’état limite !. ».
Une pichenette et voilà, ils tombaient. Quand la corde se tendait, leur corps restait bêtement suspendu et tournoyait un peu. J’imaginais aisément que cela devait être encore pire pour les vrais gens. La corde pouvait-elle casser et les pervers condamnés s’échapper ? Et puis pendant de longues secondes, je les contemplais. Ils avaient payé pour leurs crimes narcissiques. Au bout d’un moment, je sortais le Zippo avec l’aigle et le drapeau des Etats-Unis, celui que j’avais reçu pour mon anniversaire et je brûlais le milieu du lacet. Les corps de plastique sans vie tombaient lamentablement sur le parquet et c’était fini.
Un jour, je conviai mes deux parents à une exécution sommaire de masse, en tant qu’invités d’honneur. Ils verraient ainsi l’utilité que je pouvais avoir dans un futur proche de chasseur de pervers narcissiques. « Tiens, Papa, regarde un peu voir cette engeance putride, moi aussi je suis juge ! Maman, c’est des pervers, des faux self et des états limites ! ». Certain de recevoir une petite caresse ou un mot d’affection, je les mis tous à mort. Ma mère quitta la chambre en criant que je n’étais qu’un sale pervers, que mon désir sadique révélait le monstre anti-social qui sommeillait en moi. Mon père dit : « tu files un mauvais coton, fils ». Et il sortit de la pièce.
Malgré tous mes efforts, je n’ai jamais sur les contenter et je priais constamment Dieu et le petit Jésus, ce dernier étant plus proche de moi en âge, de me venir en aide. J’avais des images dans la tête, des désirs, des besoins secrets que je ne comprenais pas. La seule chose que mes parents m’ont apprises à leur sujet, c’est que j’avais tort de les éprouver et que je devais être un petit garçon bien mauvais, pourri de l’intérieur pour penser à tout ça. Un sale pervers.
C’est en lisant Cubby Selby, donc, que j’ai convoqué ces pensées alors interdites. Ces pulsions que ressent un enfant et qu’il est si aisé de lui reprocher. J’avais beau demander pardon, pleurer entre les cuisses de ma mère, j’étais certain que je donnerais dès le lendemain des raisons à mon père de me condamner pour perversion, avec l’aide d’une expertise de la grande psychiatre Rosalia. Petit Jésus, je priais chaque soir, accorde moi de ne pas être un psychopathe pervers faux self. Je voulais rester celui que j’étais, avec des copains et des filles qui lui couraient après, mais sans cette saloperie dans la tête, ces refrains du démon et ces injonctions au plaisir.
Hubert Selby JR est pour moi l’écrivain des méandres. Il navigue si aisément dans l’esprit humain que ses personnages transpirent par leurs pores, toute la cochonnerie qui sévit dans leurs entrailles.
Dans mes souvenirs d’enfance, l’extérieur était bienfaisant. C’est un lieu où mes parents étaient des gens respectés et où nous formions une famille enviée dans notre petite communauté. A l’intérieur, pourtant, il n’y avait rien de privé. Tout était promiscuité. Je retrouvais régulièrement les toilettes souillées d’excréments, la cuisine pleine de miettes et d’assiettes entassées. A l’intérieur, c’était comme dans mon cerveau. Sale et dangereux.