L’écrivain de Chien Blanc, Romain Gary (1914-1980)
L’autre soir, je suis allé dîner chez la grand-mère de Julia. Elle nous a servi un pavé de cabillaud au four, sur un lit de poireaux et de carottes. Sur chaque pavé, elle avait disposé une rondelle de citron et entre les deux couches, une crevette. Un plat de français.
Ça m’a fait drôle de me dire que si je continuais avec Julia et qu’on avait des enfants et tout, ils auraient une arrière-grand-mère qui sert du cabillaud à l’huile Puget, avec une crevette dessus. Et qui boit du Baron de Lestac du supermarché, « mon cher Baron de Lestac », elle dit. J’ai repensé à la mienne, d’arrière-grand-mère. Granney, elle s’appelait. Mon père nous amenait à l’hospice où elle habitait parfois, le dimanche. On arrivait dans sa chambre avec une boîte de chocolats et elle disait : « oh ! Qui est donc ce petit garçon ? Il a l’air dégourdi ! Tu veux un chocolat ? ».
Contrairement aux parents, j’adorais aller à l’hospice. Il suffisait de se boucher le nez, de retenir sa respiration et de foncer à travers le faisceau tracé par les néons cachets d’aspirine. Une fois l’accueil, le réfectoire et les escaliers passés, ça sentait juste la même cantoche qu’à l’école, pas pire. Sans compter les records d’apnées que je faisais avec ma nouvelle Casio, encore plus brillants que dans la mer. J’adorais aller voir Granney. Je dévorais le chocolat le plus vite possible parce que deux minutes après, alors que j’avais encore le goût du praliné Léonidas bien gras sous la langue, elle recommençait : « Tiens ! Mais qui est ce petit garçon ? ». Au bout de trois fois, ma mère me jetait des regards qui m’invitaient à décliner, sous peine de m’enfoncer deux doigts dans le fond de la gorge, une fois arrivés au parking.
Mamie, la grand-mère de Julia, me faisait penser à Granney. Elles n’avaient pas vécu au même moment, c’est sûr ; elles étaient néanmoins toutes deux centenaires. Et lorsqu’elles parlaient, on entendait cette sonorité semblable à la succion d’un petit bonbon, qui trahissait la présence d’un dentier. Je me suis demandé si Mamie trouvait comme Granney que le mélange des races, cela faisait de beaux enfants. Si oui, j’avais toutes les chances d’être considéré comme une pièce prometteuse dans la famille de Julia, comme ma mère jadis.
Je n’ai jamais compris en quoi la race espagnole, certes un peu basanée et la française considérée par Granney comme plus claire, étaient différentes. En termes de races, j’imagine qu’il y a différentes écoles plus ou moins rigoristes. Après tout, certains Basques doivent trouver que les Ch’tis, c’est déjà le bout du monde. Une race exotique venue du Grand Nord.
Mamie n’a rien dit de la sorte. En revanche, le regard posé sur le décolleté un peu prude de Julia, je n’arrêtais pas de penser à ma race de bronzé métèque faiseuse de beaux enfants, et j’ai senti le réveil d’une mi-molle. Dans ce salon décati de Noisy le Roi, un Porto à la main, je me sentais comme le conquérant auquel les plus belles filles françaises étaient promises. Avec mon soutien sans faille, elles accoucheraient toutes de beaux bébés de racé mélangée.
Mamie m’agaçait, avec son histoire de Jeep et d’infirmière qui soignait les blessés au Maroc, pendant la guerre. Je ne savais pas faire deux choses en même temps et c’est au repeuplement avec Julia, que je voulais penser. J’ai arrêté mes yeux sur l’accoudoir du canapé, laissé ma vue se brouiller de tant le fixer et je suis reparti en campagne.
Hidalgo sur mon cheval noir, je venais enlever Julia à la terre de ses ancêtres, pour l’emmener dans ma tanière catalane, de la vieille ville de Gérone. Sur une couche de paille, la petite Française voulait toujours plus de son basané. J’ai entendu le silence, ce qui n’est jamais bon quand on fait semblant d’écouter. Puis mon prénom. Ma vue est revenue et s’est posée sur un poil de moustache blanc de plus de 2 centimètres, à la commissure des lèvres de Mamie. Ca va ? Adieu mi-molle, adieu conquista. Oui. Histoire fascinante. Mamie et son poil qui dansait ont remis le couvert, à propos de son Bernard, qui dormait avec un fennec du rif sous son lit et tout ça. Puis, un autre détail attira mon attention : un duvet de poils suaves et blancs recouvrait l’intégralité du visage de Mamie.
C’était comme dans les films d’horreurs, quand on plaque les mains sur son visage, mais qu’on dégage plus ou moins un œil, parce qu’on veut tout de même savoir. Je me suis demandé si ce qu’on disait était vrai. Pour imaginer la fille plus tard, fallait-il regarder la mère ? Était-ce valable aussi pour la grand-mère au dentier, bouffeuse de crevettes ? Dans ce cas, j’étais mal. Enfin, en réalité, un partout balle au centre, car je pensais à la tronche de mon père, à ses chicots et à son ventre et au fait que Julia avait dû faire preuve de beauté d’âme, pour miser un seul copec sur son Hidalgo, si la théorie était un tant soit peu fondée.
Fasciné par le visage d’aiglon de Mamie, je l’écoutais radoter au sujet de Morgane, le cousin de Julia. Il était si gentil. Il faisait l’unanimité. Tout le monde l’aimait et il aimait tout le monde. Un vrai labrador. Je n’ai jamais cru aux prétendus faiseurs d’unanimité. Ils n’existent pas. Quiconque tente de faire croire le contraire ment, ou alors c’est un pigeon, un ramasseur de savonnette tombée à terre, dans les douches de la prison de l’existence. Je ne savais pas à quelle catégorie appartenait Morgane et las que j’étais d’entendre les radotages de Mamie, je n’en avais que faire. J’ai trouvé la force de me lever et de m’excuser.
A la recherche d’un bouquin pour m’endormir, j’en ai trouvé un sur la table de chevet : La Nuit Devant Soi de Romain Gary. Je m’étais promis depuis le lycée, de ne jamais m’abimer à lire un type que tout le monde adorait. J’ai vérifié sa cote au cas où. 4.3/5 sur Babelio. Incroyable. Encore un, qui faisait l’unanimité. Comme Morgane. Ca se ferait sans moi. J’éteignis.
Je tentai de compter les moutons, à l’ancienne, mais les pensées se succédaient, liées entre elles par un long fil de pilosité blanche empruntée au visage anguleux de Mamie. Je rallumai. Je pris le livre de mauvaise grâce et commençai à lire l’histoire de Momo.
Gary aurait dû écouter Bukowski : « Don’t try ». Il faisait tout l’inverser. Derrière chaque ligne, il me semblait voir le marionnettiste Ajar, s’escrimer à tirer de grosses ficelles. Donnez-moi donc un livre que je ne puisse écrire.
Je l’ai lu jusqu’au milieu de la nuit, j’ai fini et je me suis dit, mon Vieux, vini, vidi et viré d’ici et j’ai jeté le livre à l’autre bout de la pièce.
Des années plus tard, Rachel Khan a écrit un beau livre qui m’a donné envie de lire Romain Gary, l’autre, celui de Chien Blanc.
Chien Blanc. J’aurais aimé écrire ce bouquin-là et je n’aurais pas pu. Il me hante de la plus joyeuses des façons, rend la justice contre les ignares et les idiots, tourne en dérision une société schizophrène en perdition et dont toute une frange bien-pensante se hait, car elle ne parvient pas à vivre avec le poids du passé et à franchir les maigres pas qui la séparent de la réconciliation.
J’ignore si nous aurions fait de beaux enfants, avec Julia car nous avons fait sans. Pas tout à fait, cela dit, car nous avons adopté deux chiennes berbères à la place, deux coyotes splendides. Comme Gary, comme Morgane, elles font l’unanimité partout où elles passent.
Quant à la prophétie, elle s’est avérée bien réelle. Le visage de nos deux filles berbères est recouvert d’un duvet blanc d’où naissent de longs poils de moustache.